Dans le cadre de notre série « Parcours d’artistes chrétiens », nous publions aujourd’hui un texte majeur, le récit complet de la création d’une œuvre, de sa conception jusqu’à son achèvement. Le peintre Pierre Lussier a entretenu pendant une quinzaine de semaines un journal de bord relatant l’évolution de sa peinture « Jésus bénissant les enfants » . En voici le récit :
Le peintre porte parfois l’œuvre au fond de lui pendant des années, la sentant croître lentement au rythme voulu par Dieu jusqu’au jour où elle est prête à s’offrir au monde.
Il y a quelques années, j’avais fait venir de Toronto un grand rouleau de toile de lin fine de première qualité et de surcroît déjà préparée à la colle de peau de lapin et enduite de céruse. J’avais également commandé un faux-cadre approprié de sept pieds par sept pieds dans le but d’entreprendre une œuvre majeure à laquelle je me sentais appelé dans un futur imprécis. La toile et son faux-cadre sont restés entreposés tout ce temps dans mon rangement attendant que leur heure soit venue. Je les avais presque oubliés jusqu’à ce qu’une grande commande religieuse que je devais exécuter pendant l’hiver 2021 soit mise sur la sellette. C’est alors que j’ai soudain réalisé que toutes les conditions se prêtaient à l’exécution de ce tableau d’envergure dans lequel je voulais investir toute l’expérience picturale et surtout spirituelle de mes cinquante dernières années.
À présent, le rouleau de toile et son faux-cadre se retrouvent étalés devant moi et je suis ému. Je sens quelque chose vibrer en moi comme une grande joie, la nouvelle d’une grossesse. Je ne doute pas que si je confie cette œuvre à Dieu et à sa douce Mère, il la bénira de sa main toute puissante et qu’elle accomplira sa croissance au fil des semaines jusqu’à ce qu’elle voie le jour pour le bien de notre humanité. Je désire de tout mon cœur que ce soit l’œuvre du Grand Artiste avant d’être la mienne.
C’est dans cet esprit de bénédiction que j’ai décidé de plonger dans ce travail de plusieurs mois sans trop savoir où je m’en vais. On ne peut posséder l ‘inspiration. Elle est entre les mains de l’Esprit. Mon premier travail est de purifier mon cœur et de le disposer à accueillir la beauté de Dieu sous toutes ses formes.

27 octobre
J’ai entrepris une série d’esquisses en laissant émerger d’eux-mêmes les éléments de ma composition sans trop réfléchir. Assez rapidement m’est apparue l’image de Jésus bénissant les enfants. Lumière fulgurante! Oui, c’est cela! Ce sera là mon sujet à n’en point douter. L’enfant n’a –t-il pas toujours été pour moi l’élément le plus délicieux et le plus précieux de notre société, la graine sans laquelle il ne peut y avoir ni plante ni vie, mais aussi celui qui seul, peut découvrir la petite porte cachée qui ouvre sur le Royaume. Je relis le passage de saint Mathieu où il est écrit : «En vérité je vous dis, si vous ne retournez à l’état des enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume de Dieu. Qui donc se fera petit comme ce petit enfant-là, voilà le plus grand dans le Royaume de Dieu ». Béni par Jésus, l’enfant en chacun de ceux qui regarderont le tableau pourra trouver cette porte. Aussi, je désire que tout y soit saint et pur, que tout y chante en fraternité et en harmonie la bénédiction divine, autant les personnages que le paysage, qui occupera une place importante comme dans tous mes tableaux, car je ne veux jamais oublier que la nature est le berceau de nos consciences.
J’ai donc commencé par me représenter moi-même, à gauche, accroupi et regardant la scène en la priant et l’attendant dans une attitude d’écoute attentive. Il m’a fallu plusieurs heures uniquement pour trouver la justesse de cette attitude. Puis, soudain, un enfant est apparu au centre du dessin, une fillette, innocente, candide, confiante et abandonnée. Ensuite Jésus, posant sa belle main au-dessus du front de l’enfant tandis que de son bras gauche il entoure le cou d’un garçonnet debout dont la tête se repose sur lui. Puis Marie s’est révélée, nous regardant avec la tête infléchie de côté comme celle de ma grand-mère maternelle sur un ancien portrait de famille. Elle est la seule à nous regarder, nous invitant ainsi à pénétrer à l’intérieur de la scène et à participer à ce sublime moment. Enfin, pour aboutir au chiffre sept, deux hommes se tiennent debout derrière Marie, un vieillard et un homme d’âge mur.
28 octobre
Je veux un ciel ardent où chantent les forces cosmiques. Un croissant de lune se laissera voir. Aujourd’hui, en observant le personnage me représentant, je l’ai vu se transformer en femme enceinte. Ce sera l’enfant de demain, l’humanité à venir. Quant à moi, je n’ai plus besoin d’être représenté. Mon rôle de figurant est terminé.
Je poursuis mes esquisses. Marie, assise derrière, veille sur la présence divine de l’Être et pose une main sur l’enfant du centre pendant que son autre main tient une couronne d’épines. Marie, mère éducatrice, veille ici en effet à inculquer à l’enfant le sens sacré de la souffrance sur terre, du bien que l’on doit tirer de l’épreuve par l’offrande, de la transformation.

4 novembre
Ce matin, je me suis senti prêt pour exécuter à l’échelle mon carton préparatoire à l’aquarelle. Il s’agissait de plonger librement dans la vision de mon idéal en en précisant d’imagination les contours et en établissant ma palette de couleurs. Je sais que j’aurai besoin de ce modèle réduit pour mener à bien ce grand tableau sans trop me fourvoyer. Mon séjour d’apprentissage de trois ans à Florence pendant ma jeunesse porte ses fruits. Tout devra dans cette aquarelle être le plus juste possible, même si je sais que chaque élément devra par la suite être confirmé par l’expérience. C’est pourquoi j’aurai alors à faire poser des modèles vivants.
Un grand défi qui se présente à moi est de trouver l’équilibre parfait entre ma vision et la réalité, comment incarner cette vision de telle sorte qu’il ne s’agisse ni d’un rêve en l’air ni d’un réalisme sans rêve. Je dois demeurer dans la vérité de mon désir intérieur qui se situe quelque part entre l’inspiration et l’expiration. Seul l’Esprit peut me révéler cet équilibre.
Je veux m’adresser aux humains d’aujourd’hui et j’ai à cœur de me faire comprendre d’eux, mais en même temps, je veux avec eux briser le moule des apparences et oser m’aventurer dans la dimension du Royaume de Dieu dont le temps et l’espace extérieurs sont le complément.
6 novembre
Il m’est venu au cœur aujourd’hui de former un petit comité céleste pour veiller à la bonne marche de mon tableau. Je demande à Marie, notre mère universelle, d’en être l’âme dirigeante, aux saints et aux anges de prier sans cesse et de se faire bénédiction en moi.
Je comprends que l’amour de Dieu dilate le cœur et élargit la perception du réel. Plus mon idéal sera grand et plus je pourrai aller loin dans la complexité et le raffinement de ma composition sans rien perdre de sa simplicité originelle. Ce fut là le grand secret des primitifs italiens et flamands : tout au service du sentiment divin.
Je veux que ce soit le tableau de l’amour dont le sujet sera l’amour et la manière, l’amour. L’amour y peindra l’amour et l’amour y sera peint par l’amour.
J’aimerais que mon tableau soit tellement vrai que croyants et incroyants n’aient d’autre choix que de s’incliner.
8 novembre
Léonard de Vinci est à coup sûr l’une de mes influences pour ce qui est de la perfection du trait et de l’expression, Piero della Francesca et Fra Angelico pour la pureté de l’atmosphère.
Pourquoi est-ce que je peins ce tableau, sinon pour répandre la beauté de Dieu sur notre humanité. Serai-je compris? Reçu? Peut-être pas davantage que Jésus. Je serai sans doute même moqué pour cette représentation si éloignée en apparence de ce que nous vivons. Mais est-ce parce que les hommes ont pour beaucoup d’entre eux oublié le langage du Royaume qu’il faut le considérer comme désuet? Au contraire, il faut tout oser par fidélité. Je ne prétends pas non plus présenter une image définitive de cet amour qui est pur mystère et se renouvelle sans cesse dans ses formes. Mais à l’instar de Léonard, je tends vers la perfection et trouve mon bonheur à me rapprocher au plus près du sentiment de l’union amoureuse entre tous les éléments de la création. J’avance dans cette direction sans me retourner.
Je désire par ailleurs ne pas montrer mon travail jusqu’à ce qu’il soit terminé. Je dois préserver la pureté de mon cœur d’enfant qui s’exprime sans désir de reconnaissance. Jusqu’à la fin je veux marcher derrière Dieu, dans l’ombre sacrée de ses pas.
10 novembre
J’ai monté ma toile et mouillé l’endos, ce qui l’a sur le coup tendue exagérément au point de courber les travers du faux-cadre, mais après une nuit où elle a séché, elle a trouvé sa parfaite tension. J’ai peint ensuite mon fond d’une couleur sourde et mystérieuse, entre mastic et tabac. J’ai utilisé pour y parvenir de l’ombre verdâtre, de l’ocre jaune, du noir, du jaune citron, de la terre de sienne brûlée, du blanc de plomb. La tonalité est moyenne. J’en suis content. Cette couleur de fond donne le ton au tableau. C’est un peu comme pour un musicien de composer en sol mineur. Elle permet en outre de faire ressortir les accents de lumière. De ce fond atmosphérique, je ferai naître avec ton aide, ô mon Dieu, le plus frais des chatoiements.
28 novembre
Sur ma toile j’ai reproduit au fusain mon carton au carré. Pour la première fois, on découvre les proportions des personnages et le coup d’œil d’ensemble. Ça augure bien.

7décembre
J’ai passé la semaine à faire poser des modèles. Je leur présentais mon carton préparatoire et leur parlais du rôle qu’Ils devaient incarner. Je leur disais: « le sentiment que vous exprimez est plus important que la pose que vous prenez ». Le modèle féminin qui posait pour la femme enceinte m’a fait valoir qu’une femme enceinte ne peut se tenir comme je l’avais dessiné et j’ai dû transformer ma pose. J’ai du aussi modifier presque toutes les proportions des personnages dans l’espace. Pour les drapés, j’ai du m’y reprendre par plus d’une fois pour trouver l’expression juste, car eux aussi ont une voix. Ils sont comme les cheveux longs, les nuages, les herbes au vent. Ils s’abandonnent à la grâce du souffle et épousent l’harmonie de la Création.
9 décembre
J’entreprends aujourd’hui la grisaille de mon tableau, c’est-à-dire de le peindre une première fois au complet en une seule teinte, qui sera en l’occurrence un ocre verdâtre. Cette étape me permet de me concentrer sur la justesse du dessin de chaque élément du tableau et de m’assurer de l’unité du sentiment. Il s’agit en l’occurrence d’une méthode qui a eu cours en Europe du quinzième au vingtième siècle.
20 décembre
J’ai compris qu’il vaudrait mieux que je mette dans les mains de Marie une fleur de chardon avec ses feuilles épineuses plutôt qu’une couronne d’épines. Le symbole sera ainsi peut-être plus facilement accessible.

23 décembre
Ma grisaille est terminée et j’en suis à peu près satisfait. Je me sens accompagné du ciel et je m’émerveille de voir sous mes yeux s’incarner une Présence qui me dépasse. Je me réjouis aussi de constater que cette étape importante de mon travail soit complétée à la veille de Noël, comme si Jésus avait voulu me faire ce cadeau pour sa naissance.

27 décembre
La première chose que j’ai peinte a été la lune, l’astre marial, apparu dans le ciel en même temps que la terre et qui semble veiller doucement sur elle comme sur mon tableau. Je trouve ce croissant si touchant. Il chante la pure clarté du Créateur.
Puis, j’ai entrepris les arbres. Dans mon esquisse, ceux-ci sont très stylisés. Je ne savais si je devais les faire davantage comme on les voit à première vue, c’est à dire avec notre regard déformé par l’habitude de la photographie. J’ai prié et j’ai compris que je devais les peindre ainsi stylisés, comme des archétypes d’arbres. Je crois comprendre en effet que ma vision est celle d’un monde modèle en quelque sorte, entrevu dans sa forme archétypale. Si on pense à un cristal de neige par exemple, on sait que pas un seul en apparence n’est parfait. Et pourtant, personne ne peut nier qu’il y a des modèles de cristaux dont une structure commune est déductible. Ainsi, tout est à la fois différent et semblable, ordonné et désordonné, comme si à l’intérieur d’un ordre parfait se déployait un joyeux désordre. Personnellement, c’est le modèle qui m’intéresse, celui qu’on ne voit pas avec nos yeux mais qui se perçoit par déduction et qui nous parle d’un idéal. Les Grecs de l’Antiquité avaient ce même souci .

3 janvier
Ce matin, je vais jeûner, car je sens le besoin de me purifier pour être tout à l’Esprit. Je sais que l’Amour fait feu de tout bois et que même mes gaucheries peuvent être métamorphosées en beauté par son action toute puissante. Ma mission est avant tout d’aimer.
Ma lumière doit être celle du frais printemps du paradis. Quant à ma manière, je veux qu’elle soit vivante, en mouvement, en gestation, non cristallisée et en même temps déposée dans l’immuabilité de l’Être divin. Tout est possible à Dieu qui est à la fois stabilité éternelle dans son essence et mouvement dans ses formes. Le tableau ne doit jamais être fini. Il doit être peint de telle sorte que chacun puisse le poursuivre dans son imagination. Au fond, le vrai tableau est autant sinon davantage invisible que visible , il est à la fois vie, mort et résurrection. Au fond, en recherchant la sainteté dans la moindre opération de mon travail et en tous les éléments qui composent ma peinture , je ne peux pas me tromper.

10 janvier
Aujourd’hui, après trois jours de pause, je n’osais entreprendre une figure importante, ne me sentant pas suffisamment réchauffé. Après m’être recueilli, J’ai donc commencé ma journée en ébauchant le bras gauche de Jésus posé sur l’épaule du jeune garçon puis, ayant pris de l’assurance, j’ai ensuite décidé d’entreprendre la tête du jeune homme debout derrière eux, en l’occurrence mon ami Aurélien. C’est alors que j’ai compris que cette figure était aussi importante que n’importe lequel élément de mon tableau puisqu’elle devait participer au même sentiment, à la même sainteté, au même Royaume où tout est Un. Le visage d’Aurélien comme tous les visages et tous les corps devait être un visage de saint, éclairé par la lumière de Dieu. Il devait vibrer de la plus belle des musiques et exprimer la plus grande des bontés. Je me suis alors souvenu d’un pastel que j’avais fait de ma fille Onira petite, nue et de dos dans la nature. Ce n’était qu’une étude rapide, mais j’avais réussi là à saisir l’irisation inouïe de la lumière déclinant les chatoiements de son prisme sur cette peau d’ange qui les reflétait parfaitement. J’ai pu retrouver ce dessin dans ma réserve et m’en suis inspiré pour peindre mes chairs, en particulier celles du jeune garçon.
Si on me demandait un seul mot pour résumer ma peinture, je répondrais : le sentiment. Tout dans ma peinture est au service du sentiment. Je n’ai pas dit de l’émotion. L’émotion pour moi concerne les sensations, alors que le sentiment concerne l’âme. Aussi bien, une émotion juste doit être au service du sentiment alors que le contraire n’est pas vrai.

20 janvier
C’est le jour de Marie. C’est aujourd’hui que je peins son merveilleux visage. Tout le monde y reconnaîtra les traits d’Andrée, c’est sûr, mais c’est à Marie que je demande en cette heure de faire voir son visage à notre humanité . Elle nous regarde au fond des yeux et nous encourage à nous rappeler notre cœur d’enfant et à l’offrir à bénir avec celui de tous les personnages du tableau.
14 février
Tout ce que je souhaite, c’est qu’un jour mon tableau donne à quelqu’un le goût de Dieu.
On va peut-être me reprocher qu’il n’y a pas assez de mouvement dans mon tableau. Je répondrai que ce que je contemple et recherche avant tout, c’est paradoxalement l’aspect infiniment immuable de la vie, c’est-à-dire son essence. Je crois qu’il y a en fait du mouvement dans mon tableau, mais comme il est subordonné à la stabilité de la Présence divine, on ne le distingue peut-être pas à première vue. De même, la personnalité de mes personnages est mise ici au service de l’universalité des statuts. La mère est l’archétype de toutes les mères et ainsi en est-il de chacun des personnages. Chaque artiste a un charisme qui lui est propre. J’essaie d’obéir à ce charisme.
23 février
Les semaines passent et je travaille sans répit à cette œuvre qui prend vie. Maintenant qu’elle est bien enracinée , il s’agit pour moi d’éviter de rechercher l’effet pour lui-même et de rester sobre dans mon exécution en continuant de marcher derrière le Grand Artiste et jamais devant. Les tentations sont grandes de séduire, mais je ne dois jamais oublier que le but premier de l’art sacré est de donner le goût de la sainteté.
2 mars
Le tableau est terminé et curieusement, je ressens un grand vide en moi au point d’avoir envie de pleurer.
Je me dis que ce n’est pas à moi de juger mon tableau. Je me suis senti accompagné tout au long du processus d’exécution, si bien que j’ai confiance qu’un jour, au temps de Dieu, mon tableau saura livrer son message à notre monde. On le regardera, on se laissera regarder par lui et on y trouvera peut-être l’éclat d’un sourire échappé du paradis.
Pierre Lussier
Ce journal de création d’une œuvre a été écrit entre le 25 octobre 2020 et le 2 mars 2021
